20/01/2012
Le cerveau Bayésien, c'est Jack Bauer.
"- Alors, Jack, cette réponse ?
- Je vous demande une minute, M. le Président
- Il me faut une solution maintenant Jack : dois-je décider d'annuler la frappe nucléaire en cours ?
- Juste une minute M. le Président, et je vous donne la solution définitive."
Le paradigme Bayésien (dont je vous ai parlé il y a peu) s'infiltre dans les sciences cognitives comme l'eau d'Evian dans les couches granitiques : il aura fallu quelques milliers d'années, mais un jour ou l'autre, ça vient à la surface. Le problème avec les (nouveaux) paradigmes, c'est qu'ils méritent un peu d'explication. Dont acte.
Imaginez qu'on vous présente un sac de billes. Vous avez (entre autres) la notion de contenant/contenu, et votre outil personnel de reconnaissance de forme vous permet de deviner qu'il y a dans ce sac souple des objets arrondis : dès la première fraction de seconde, votre cerveau s'est emparé de cette vision pour la remâcher à sa guise ; mais oublions un instant ce travail réalisé en tâche de fond pour nous concentrer sur les événements et votre réaction intellectuelle.
La personne qui gère le test plonge alors une main dans le sac et en ressort une bille rouge, qu'elle pose à côté du sac. Vous êtes brièvement absorbé par la vision de cette bille rouge, que vous dépiautez rapidement en taille, couleur, brillance, texture, poids apparent et quelques autres facteurs. La personne plonge à nouveau la main dans le sac, et en sort une deuxième bille rouge, apparemment semblable en tous points à la première, qu'elle pose également. Vous notez également cette bille rouge. La personne recommence, et sort une troisième bille rouge.
A ce moment du test, on est tenté de comparer le fonctionnement des probabilités classique d'une part et bayésienne de l'autre. La probabilité classique indique que la probabilité de tirer à nouveau un bille rouge est de 3/3=100%, donc une certitude totale. L'inférence bayésienne, elle, va plutôt dire que cette probabilité est "très élevée", nous y reviendrons.
La personne pousse alors sur le côté le sac et les billes rouges, et vous présente un deuxième sac, très semblable au premier. Instantanément, vous envisagez qu'il s'agit d'un deuxième sac de billes rouges. La personne plonge sa main dans le sac, et tire une bille bleue. A ce moment du test, la logique bayésienne est perdue : ce résultat infirme la supposition qui vient d'être faite, et induit un véritable trouble. La logique classique, elle, n'est en rien gênée, et considère que la probabilité de tirer à nouveau une bille rouge est de 3/4=75%. Disons momentanément qu'il y a avantage à la logique classique, car toute solution proposée, même erronée, est considérée comme meilleure que pas de solution du tout.
La personne tire alors une deuxième bille : bleue également. Votre cerveau bayésien fonctionne alors furieusement, et génère ou accède un certain nombre de modèles : le modèle "sac de billes", le modèle "sac de billes de la même couleur", le modèle "ensemble de sacs de billes d'une même couleur mais de couleurs différentes" : ces modèles vous permettent de calculer que la probabilité bayésienne que la prochaine bille soit bleue est très élevée ; en revanche, le modèle classique dit toujours que la prochaine bille sera rouge, avec une probilité de 3/5=60%. Notez bien que ces deux calculs contradictoires cohabitent en vous, et que ça ne vous pose aucun problème. L'aide au test plonge une troisième fois la main, et la troisième bille est bleue : la partie bayésienne en vous exulte, mais elle ne se borne pas à cela : non seulement elle accorde un satisfecit supplémentaire à l'étagement de modèles décrit ci-dessus (on aurait dit "+1" chez FaceBook :)), car il a correctement permis de prédire un événement, mais en plus les divers mécanismes qui ont conduit à la création desdits modèles, eux aussi, reçoivent un +1. L'aspect exultation est géré par un minuscule mais notable afflux d'endorphines : la notion de plaisir est indispensable au cerveau bayésien.
Arrive un troisième sac. Votre cerveau classique prévoit que l'on va tirer une bille rouge, ou une bille bleue, avec des probabilités égales de 50%. Votre cerveau bayésien ne prévoit rien du tout, et signale qu'il est urgent d'attendre, car il va proposer une solution à haute probabilité ; à cet instant précis, si votre cerveau était contraint de choisir une solution, il ne disposerait que de la solution classique.
La main plonge dans le sac, et en tire une bille jaune. Instantanément, votre cerveau bayésien annonce : "C'est un sac de billes jaunes !" en précisant que cette prédiction est affectée d'une haute probabilité. L'aide plonge à nouveau la main dans le sac et ressort une bille... jaune. Votre cerveau bayésien exulte à nouveau, et accorde tout un tas de "+1" aux mécanismes ci-dessus, ainsi qu'au mécanisme qui préconise de ne pas faire de prédictions dans certaines circonstances. Votre cerveau classique, lui, s'est pris une tannée ; mais il s'en fout complètement, car lui n'a pas de mécanisme de "+1" ou "-1", pas de libération d'endorphine, rien : le cerveau classique, c'est froid, c'est simple, c'est rapide, mais c'est pas prêt de changer, c'est un week-end au Havre.
Le cerveau bayésien est bien plus aléatoire : on a vu qu'en deux moments, il est incapable de fournir une solution. En revanche, quand il frappe, il frappe juste. C'est que lui, à la différence du cerveau classique, est capable d'apprendre : dans cette expérience, il a appris (ou invoqué s'il la connaissait déjà) la notion de sac de billes, qu'il a ensuite correctement appliquée pour prédire l'avenir. Prédire l'avenir est l'essence de la compréhension, terme qui convient mal à la pensée classique. Le cortex bayésien est exigeant en moyen de traitement de l'information : on a vu que pour sortir une prédiction valable, il a fallu découvrir et stocker la notion de sac, la notion de sac de billes de même couleur, et sans doute bien d'autres éléments qui n'apparaissent pas ici ; tout cela est exécuté en "tâche de fond" comme disent les informaticiens, ce qui n'obère donc pas la pensée consciente, mais exige des moyens de calcul et de stockage de l'information démesurés par rapport à la logique non bayésienne ; on peut donc suspecter toute créature équipée d'un cerveau anormalement développé pour sa taille d'en avoir les capacités.
Cette exigeance en matière de moyens de calcul n'est pas la seule faiblesse du cerveau bayésien, loin de là. Comme il a une énorme capacité à employer l'inférence "sachant que", il va, dans le doute, chercher furieusement tous les événements passés qui pourraient avoir une relation avec la question posée ; notons qu'à chaque fois qu'il infère sur un événement passé, il va augmenter ou diminuer la valeur de la probabilité annoncée ; il va également retarder le moment de rendre son verdict. C'est pour cette raison qu'un cerveau bayésien annonce des probabilités de survenance "molles", car résultat d'un nombre éventuellement élevé de calculs d'inférence. Le cerveau bayésien propose donc rarement des solutions absolument sûres, il se contente fréquemment de "raisonnablement sûr". On peut même imaginer que, au bout d'un certain nombre d'inférences, si le résultat atteint une valeur supérieure à un seuil donné (caractéristique de l'individu), il arrête ses calculs et offre sa réponse.
S'il ne trouve rien de déterminant, il va empiler les échecs de ses recherches pour aboutir à une plausibilité très faible de sa réponse : il fait de l'auto-censure, situation extrêmement grave pour un décisionnaire. Mais ce n'est pas tout : s'il manque de clairvoyance (entendez : capacité à reconnaître si telle ou telle bribe de connaissance a vraiment un rapport avec le sujet), il ne saura jamais trouver la bonne solution, alors même que le cerveau voisin, doté des mêmes souvenirs, mais ayant mieux géré les attributs, saura rapidement élaguer l'information inutile, et saura donc aboutir à une réponse plus plausible, et plus vite. Bayésien c'est puissant, mais c'est difficile à régler : c'est une après-midi en Ferrari. Enfin il y a d'autres soucis attachés à cette méthode, dont nous parlerons... plus tard :).
Ainsi le cortex bayésien montre à la fois sa performance, et ses faiblesses : alors que le cerveau classique fournit des réponses en toute circonstance, avec une adéquation à la réalité de qualité très variable, le cerveau bayésien est parfois incapable de fournir une réponse, ce qui est grave ; ce point à lui seul explique pourquoi le cerveau au cours des âges a conservé la logique classique, sur laquelle il peut se rabattre en cas de défaillance du bayésien. En revanche, l'adéquation des réponses du bayésien à la réalité, quand il en fournit, est meilleure ; mieux encore, il est fréquemment capable de se noter lui-même, c'est-à-dire d'attribuer une plausibilité à sa propre prédiction. Enfin il est capable de conseiller, et même de proposer une action en vue d'augmenter la plausibilité de ses déductions. Le cerveau bayésien, c'est Jack Bauer, y compris le téléphone portable.
Plus d'info sur Wikipedia :
Inférence bayésienne , théorème de Bayes.
NB : Marble bags courtesy of Flowerpress.
17:09 Publié dans Ethologie humaine appliquée, Futur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cognitive, bayesian, cortex, decision making, compute | | del.icio.us | | Digg | Facebook |