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22/03/2012

Ma tribu est une chaîne de Markov

Ce matin le groupe des chasseurs a encore changé de lieu. Je ne les vois pas près de la rivière, ils ne sont pas non plus sur le Grand Pré ; ils ont du prendre par la forêt et je vais peut-être les voir ressortir à l'opposé du ravin. Ou pas.

Ma tribu me donne le tournis. Il y en a toujours un pour inventer quelque chose, aller à un endroit nouveau, rapporter une nouvelle plante. Je ne sais pas comment ils font. Quand j'essaie de les comprendre, ça me fait mal dans la tête. Hier ils sont ici, demain ils sont là, et je ne vois jamais le chemin.

Leurs groupes sont changeants. Parfois le groupe des chasseurs est nombreux, parfois ils ne sont que quelques-uns. Parfois les mères au village sont très actives, parfois on ne les voit pas bouger, simplement parler entre elles.

Ma tribu parle beaucoup. Pas seulement le soir, quand tout le monde rentre avant que les esprits reprennent possession de la nature, pour partager les émotions de la journée. Non, ma tribu parle tout le temps. J'ai du mal avec ça. Je sais parler, mais les mots ne sortent pas. Je tremble qu'un jour on me chasse, parce que je ne leur parle pas. Eux pourtant me parlent, dans chacun de leurs gestes. Je les connais par coeur, je les ai tous dans ma tête, je suis fait d'eux. Parfois, ils s'imposent à moi, ils me font mal. Ma tribu me fait souffrir. Chaque jour je cherche à leur dire, à leur offrir quelque chose, mais je ne trouve pas.

Alors je continue à faire mes dessins sur des écorces, là-haut sur le promontoire. J'ai toutes les courbes en moi, tous les mouvements, les ombres et les couleurs. Je les trace parfois sur des écorces, dans le sable, d'un seul mouvement fluide. Mais ma tribu n'a pas besoin de mouvements fluides. Ma tribu me nourrit, elle me protège. Que fais-je pour elle ?

Hier Lembod n'est pas rentré. La tribu en a très peu parlé, tout le monde avait l'air de savoir ce qui s'était passé, je n'ai pas osé demander. J'aimais beaucoup Lembod ; il parlait peu. Il aimait les arbres de la forêt et les chemins solitaires. Il était près des chevaux. Les chevaux, même sauvages, lui obéissaient. Un jour j'ai vu un étalon sauvage venir vers lui, comme pour lui parler, et faire un mouvement de la tête devant lui. Je me souviens du mouvement. Hier soir je ne pouvais pas pleurer, personne ne pleurait. Mais ce matin je suis seul et mes larmes roulent et tombent sur mes encres.

Cheval, ChauvetAlors je suis allé dans la Caverne des Ancêtres, où tout le monde hésite à entrer. J'ai fait les mouvements fluides et j'ai tracé le cheval de Lembod avec mes larmes, en trois têtes qui font le mouvement. Et ce soir je suis allé chercher ma tribu en tremblant, pour leur montrer le cheval-de-Lembod-qui-est-Lembod. Alors le Shaman a prononcé de nombreux mots, et la tribu aquiesçait. Je n'ai pas compris leurs mots, mais en partant ils m'ont tous serré dans leurs bras comme si je leur avais fait un grand cadeau. Ma tribu est une chaîne de Markov.