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27/01/2012

On s'en fout du sous-jacent

Les années 1980 ont vu se produire une révolution passée inaperçue, celle des instruments financiers, ceux qui permettent de spéculer non pas sur une production, mais sur une espérance de production ; ceux-ci ont ouvert la voie à d'autres outils, qui spéculent sur des espérances d'espérances. On peut spéculer sur un cours, sur une option de cours, sur un panier d'espérances... Dans de nombreux cas, les transactions sur les instruments financiers dépendant d'un certain objet, le sous-jacent, dépassent d'un facteur 10 les transactions réelles sur l'objet lui-même. Dans de nombreux cas, les bénéfices réalisés à chaque transaction sur l'instrument financier (2 à 3 %) sont à peine inférieurs à ceux réalisés sur la matière elle-même (4 à 5 %) ; de plus, réaliser une transaction financière ne nécessite qu'un peu de capital, quelques secondes et une seule sorte de savoir-faire ; au contraire, réaliser un bénéfice sur de la matière nécessite énormément de capital, des routes et des lieux de stockage, du temps, et une longue liste de savoir-faire. Le tableau commence à se dessiner ?

Juste un mot d'explication pour être plus clair : autrefois, "spéculer" consistait à acheter un gros stock de coton en balles, ne pas le vendre, attendre que le cours monte, et le revendre à ce moment avec un confortable bénéfice. Comme c'est vilain, bouh, le méchant capitaliste. Hier, spéculer consistait à ne pas acheter ledit stock, mais à promettre de le vendre un jour à un prix fixé : on ne mobilisait donc aucun capital, en revanche, on prenait des risques : si au jour fixé le cours du jour etait très supérieur au cours initialement proposé, on faisait une jolie perte. Mais ça, comme dit la pub, c'était avant.

gsci, index, commodities

Depuis le théorème de Black-Scholes (fort controversé il est vrai), les financiers ont non seulement attiré à eux nos étudiants les plus brillants, asséchant brutalement toutes les autres disciplines, mais ils ont généré une collection d'outils qui rendent le processus ci-dessus encore plus brutal. Certains de ces outils portent le nom étrange de "Lettres Grecques" : chacun est identifié par une lettre dite grecque, et s'intéresse à la dérivée première ou seconde de tel ou tel cours, valeur ou instrument. Rassurez-vous, je n'entre pas dans le détail, que je suis loin de maîtriser. Le résultat de ces instruments est que, quel que soit le sens de variation du cours de la matière, il existe un instrument qui permet, soit de réaliser un gain, soit de minimiser ses pertes. Ci-contre l'évolution du GSCI, de sinistre mémoire.

Le travail du trader ne consiste donc plus, comme c'était le cas au siècle précédent, à se renseigner sur la santé de tel ou tel secteur de l'économie, sur la performance commerciale des entreprises, ou sur la météo des pays du tiers-monde pour deviner le prix du cacao de la prochaine récolte. Non, le travail du trader consiste à surveiller son tableau de bord chaque matin afin de procéder aux ventes et aux achats d'instruments  afin d'optimiser ses gains et de minimiser ses pertes. Ceci est désormais possible sans jamais se préoccuper des matières réelles qui se trouvent à l'échelon inférieur ; le trader de pointe ignore donc tout de ces matières, ce n'est plus son métier.

Quand en 1849 la ruée vers l'or révolutionna l'économie de la Californie, qui s'est enrichi à cette époque ? Ceux qui creusaient au hasard ? Ceux qui creusaient beaucoup ? Ceux qui avaient la meilleure technique ? Ceux qui espionnaient leurs voisins ? Aucun de ceux-là : ceux qui faisaient commerce de tentes et de pelles. Ils ont compté non pas sur le commerce de la matière elle-même, mais sur son augmentation - qui elle-même se traduisait par une demande accrue en tentes et en pelles.

S'il est une expression politique que j'ai en horreur, c'est bien la "France d'en bas" : elle résume à quel point nos hommes politiques se sentent éloignés des blessures des leurs propres citoyens ; hélas, cette notion est en train de se généraliser : le "sous-jacent" est une expression de science économique qui dit la même chose, et qui l'élève à l'état de principe.

La méta-économie du 21e siècle est donc assise sur des productions bien réelles de biens et de services, mais s'en désintéresse totalement dans un mécanisme pervers. Dès que l'économie réelle a commencé à générer des excédents financiers, la méta-économie s'en est emparée, en générant des bénéfices rapidement élevés ; ces bénéfices ne sont jamais retournés financer l'économie réelle, puisque celle-ci est incapable d'en générer autant ; ils permettent au contraire de générer de nouveaux bataillons de traders, qui eux-mêmes ne produiront ni bien ni service, mais génèreront des bénéfices.

Dans ce nouveau paradigme, on découple production et bénéfices. Au 19e siècle, certains penseurs inventaient la lutte des classes pour le partage des richesses générées par la production. Or au 21e, la production est réalisée ici, et les bénéfices sont réalisés là : cette fameuse lutte n'a plus aucune signification, si tant est qu'elle en eût.

Dans une conception traditionnaliste de l'économie (j'allais dire "capitaliste"), les bénéfices du secteur financier devraient être associés à un service rendu à la communauté, à une valeur ajoutée, très présente dans l'oeuvre de Proudhon et Marx. Ce n'est plus le cas, et nous pouvons jeter nos livres d'économie à la poubelle. Il est révélateur de constater que les colères les plus spectaculaires que nos grands penseurs contemporains manifestent s'attaquent au capitalisme, alors même que celui-ci est en train de disparaître sans que personne s'en rende compte. J'insiste : les plus gros bénéfices encaissés dans la décennie 2000 se réalisent maintenant avec un capital que l'on n'a pas, ce qui est totalement contradictoire avec toute définition du capitalisme.

Le capitalisme, au sens propre du terme, est donc en train de disparaître de sa seule impulsion, ou plus précisément de subir une mutation profonde, mal constatée et non maîtrisée. Au Moyen-Age, qui avait la terre avait le pouvoir ; au 19e siècle, qui avait l'industrie avait le pouvoir ; au 21e siècle, nous avons un nouveau changement, tout aussi brutal et source de conflits.

bugatti-veyron-molsheim-is-captured-in-front-of-it.jpegCar cette révolution, comme toutes les autres, n'est ni comprise ni maîtrisée ; quand certains hommes politiques s'écrient "Mon ennemi, c'est la finance", ils ne font qu'avouer, en capitaine de pédalo, leur incapacité à agir face à une évolution inexorable, déjà en cours depuis 30 ans, et servie par nos meilleurs éléments.

Ainsi nos traders, constitués de nos meilleurs ingénieurs, forts de l'incompréhension générale qui les protège, de la vitesse avec laquelle ils se sont déployés, d'une capacité unique à générer des bénéfices et à s'emparer de ceux de l'économie réelle, peuvent-ils s'écrier, un verre de Champagne dans une main et la clé de leur Bugatti neuve dans l'autre, "On s'en fout du sous-jacent !"

 

PS : Quelques infos lourdes sur les instruments financiers : Modèle de Black-Scholes, Les Grecques

17:01 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : finance, bourse, stock market | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook |

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